Créée en 2016, à Londres, sous la forme d’une installation, Last Whispers, de Lena Herzog, emprunte sa matière première à une quarantaine de langues en voie de disparition. Sa version pour grand écran est présentée en France, alors que l’Unesco a fait de 2019 l’Année internationale des langues autochtones. Une fois n’est pas coutume, la photographe de 49 ans déborde ici du cadre de l’image.
« Last Whispers » est sous-titré « oratorio ». Cela signifie-t-il que la musique en constitue la dimension la plus importante ?
A l’origine, le projet devait être photographique. Je suis allée prendre des photos des derniers locuteurs d’une langue, mais je les ai aussi enregistrés en pensant que je diffuserais les voix dans l’environnement des portraits. J’en ai ultérieurement téléchargé, car beaucoup sont en accès libre et je me les suis passées en boucle quand j’étais dans mon labo à réaliser des tirages pour d’autres projets. Donc, pendant des années, j’ai écouté ces voix dans le noir et, peu à peu, j’ai pris conscience qu’elles formaient un chœur et que le plus important ne résidait pas dans le sens mais dans la musicalité de la phrase et dans son humanité. Voici pourquoi c’est un oratorio. Le projet s’est donc transformé en une proposition audiovisuelle qui met le son au premier plan et l’image au second.
N’est-ce pas étrange de voir vos photographies présentées dans un environnement sonore ?
Si, très. D’autant plus que ce projet concerne l’extinction des peuples, et que la disparition conduit au silence. Je connais le phénomène parce que j’ai été moi-même délocalisée. J’ai grandi en Russie et j’ai émigré aux Etats-Unis à l’âge de 20 ans. J’ai adopté l’anglais et j’ai en quelque sorte perdu la culture qui m’avait construite.
Cependant, ma situation est différente. Deux cents millions de personnes parlent russe. Il existe une littérature que je peux me procurer pour me souvenir. Rien de tel avec la plupart des 7 000 langues parlées sur Terre et dont la moitié aura disparu avant la fin du siècle.
Votre message relève-t-il de la crainte ou de l’espoir ?
C’est là toute la question.
La musique invite à l’optimisme, car les chants permettent de garder les paroles en vie. Et puis, vous faites intervenir des voix d’enfants…
Les enregistrements dont on dispose ont souvent été réalisés avec des personnes âgées, les jeunes ne parlant plus la langue de leurs ancêtres. Cependant, je ne voulais pas faire un requiem : je n’ai pas dit qu’il s’agissait de langues qui avaient disparu, mais de langues qui étaient sur le point de disparaître. Nuance. J’ai travaillé avec des archives, mais aussi avec des linguistes qui se rendaient sur le terrain. Et je les ai suppliés de m’envoyer des voix d’enfants. Quand celles-ci surgissent parmi les autres, l’effet est saisissant.
Le film comporte une longue séquence de noir, intitulée « Entracte ». Pourquoi ?
Ce fut le moment le plus risqué. J’avais conscience que cela pouvait être pris pour un problème technique et j’ai d’ailleurs vu des gens se tourner vers le projecteur… Cette minute, qui pour certains dure une éternité, est un moment de désorientation. Je veux que, provisoirement dépourvu de repères, le spectateur se sente dans la peau des personnes dont la langue est en voie de disparition.
Sur le plan visuel, vous maniez également des symboles : un petit point disparaît comme une langue en danger, une étoile explose en attestant la mort d’un monde…
C’est intentionnel. J’ai aussi utilisé des enregistrements réalisés par le Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory (LIGO). Des ondes gravitationnelles captées dans l’espace et transcrites de telle manière qu’on puisse les entendre. J’ai appelé Kip. S. Thorne, chercheur au LIGO, afin d’utiliser les enregistrements qui, plus tard, en 2017, lui ont valu le prix Nobel de physique avec Rainer Weiss et Barry C. Barish.
Votre oratorio se situe toujours entre deux éléments contraires : nature et culture, terre et cosmos, passé et futur. Invite-t-il à une réflexion sur la place de l’homme dans le monde ?
Absolument. Quand j’ai considéré ces langues, j’ai pensé à leur fin, mais, bizarrement, aussi à leurs origines. Le plus grand challenge fut de devoir constamment passer de la nanomesure – l’inflexion de la voix – à la dimension cosmique – la disparition d’une culture – et, pourtant, j’ai souvent eu l’impression de boucler un cercle. Vous ne pouvez pas séparer la pensée du langage. La langue est le fondement de l’acte créateur et la voix est son unité de base.
Vous avez engagé deux « sound designers », Marco Capalbo et Mark Mangini. N’avez-vous pas craint une disparité de style dans le traitement du matériau ?
Si, au début. Après avoir auditionné de nombreux musiciens, je m’étais dit que ce serait soit l’un soit l’autre. Puis j’ai décidé de travailler avec les deux. Mark, c’est Rachmaninov, quelqu’un de très chaleureux. Marco, c’est Stravinsky ; avec lui, chaque chose doit trouver sa place. Il me fallait les deux, car je voulais exprimer tant le lyrisme de la langue que la vérité liée à sa disparition.